Accord de libre-échange UE-Thaïlande : les professionnels de la pêche tirent la sonnette d’alarme
Alors que la Commission européenne relance les négociations avec la Thaïlande en vue d’un nouvel accord de libre-échange, les pêcheurs européens, et notamment les thoniers, s’inquiètent. Géant discret du thon en conserve, ce pays d’Asie du Sud-Est, pourrait bénéficier d’un accès facilité au marché européen. Un risque majeur pour la filière européenne, soumise à des règles strictes que ses concurrents n’ont pas à respecter. Pour mieux comprendre les enjeux de cet accord et les mécanismes plus larges des échanges commerciaux de l’Union Européenne (UE), nous avons interrogé Anne-France Mattlet, Directrice du groupe “thon” d’Europêche, organe représentatif des pêcheurs de l’UE. Décryptage.
Pourquoi l’UE se tourne vers l’Asie du Sud-Est
L’Union européenne cherche à renforcer sa position commerciale dans la région Asie-Pacifique. L’objectif est double : faire contrepoids à l’influence croissante de la Chine et ouvrir de nouveaux marchés aux entreprises européennes. « L’UE rêve depuis longtemps d’un grand accord régional avec l’ensemble de l’Asie du Sud-Est, mais face aux blocages, elle a choisi de négocier État par État », explique Anne-France Mattlet. Après les accords conclus avec Singapour (2019) et le Vietnam (2020), les discussions se poursuivent avec l’Indonésie, les Philippines et ont repris récemment avec la Malaisie. Désormais, tous les regards se tournent vers la Thaïlande. Ce pays d’Asie, deuxième économie de la région, intéresse Bruxelles pour l’ouverture de ses marchés publics, ses investissements et la protection juridique des entreprises européennes. En contrepartie, Bangkok veut pouvoir exporter davantage ses produits agricoles et maritimes— notamment le thon, ce qui est loin d’être anodin.
Pourquoi la Thaïlande inquiète les pêcheurs européens
La Thaïlande produit 450 000 tonnes de thon en conserve par an, soit 22 % de la production mondiale, ce qui en fait le premier producteur mondial. Pourtant, en 2023, seules 10 000 tonnes ont été exportées vers l’UE, en raison des droits de douane, qui s’élèvent à 24 %. Mais si l’accord actuellement en discussion supprime cette barrière, le marché européen deviendra une cible majeure pour les industriels thaïlandais, à commencer par Thai Union, géant du secteur et propriétaire de la marque française Petit Navire depuis 2010.
Problème : la Thaïlande n’a pas de flotte propre. Elle transforme du thon venu de pays comme la Chine ou Taïwan, où les normes sociales, sanitaires et environnementales sont très faibles. Une fois mis en boîte, ce thon peut être revendu à bas prix en Europe. À l’inverse, les pêcheurs européens doivent respecter des quotas stricts, des règles sociales fortes et des obligations de traçabilité. « Notre thon coûte plus cher, car il respecte des règles que les autres n’ont pas. Les droits de douane sont notre seul outil pour équilibrer la concurrence », résume Anne-France Mattlet. Deux poids, deux mesures.
Ce que demandent les professionnels européens : des règles du jeu équitables
Dans le cas des accords commerciaux en discussion avec la Thaïlande, les acteurs du secteur ne rejettent pas le principe des accords commerciaux, mais réclament des garde-fous clairs :
- Exclure les produits thoniers de l’accord avec la Thaïlande, seule manière de garantir la survie de la filière en Europe tout en maintenant le niveau d’exigence qui fait la fierté de la pêche française ;
- Conserver les droits de douane sur les produits sensibles ;
- Imposer une règle d’origine stricte, pour que seuls les produits issus de flottes européennes bénéficient d’un accès préférentiel au marché ;
- Intégrer des clauses miroirs dans les accords, qui imposent aux partenaires les mêmes obligations sociales, environnementales et de traçabilité.
Une directive européenne sur le devoir de vigilance, prévue pour 2028, pourrait à terme renforcer la responsabilité des importateurs, en les obligeant à vérifier les conditions de production. Mais pour Anne-France Mattlet, « ce sera trop tard si, d’ici là, l’accord avec la Thaïlande entre en vigueur sans aucune protection pour nos filières. »
La directrice d’Europêche Tuna Group alerte plus largement sur les dangers engendrés par la méconnaissance des accords commerciaux, méconnaissance souvent liée à leur complexité et à l’absence de pédagogie sur le sujet. « Il est urgent de mieux expliquer les mécanismes de ces accords, parce qu’ils ont des impacts très concrets sur les filières européennes » souligne-t-elle. En effet, si les accords de libre-échange visent à supprimer ou réduire les droits de douane, leurs effets dépassent souvent la simple circulation des marchandises.
Ouvrir les marchés oui, mais pas à n’importe quel prix. Derrière les négociations techniques des accords de libre-échange, ce sont des équilibres économiques majeurs qui sont en jeu. La question centrale reste donc : peut-on ouvrir nos marchés sans sacrifier nos standards sociaux et environnementaux ? « La pêche européenne ne demande pas de traitement de faveur. Elle demande simplement qu’on ne l’oblige pas à concourir avec des produits qui échappent aux règles strictes qu’on lui impose », conclut Anne-France Mattlet. Pour que la politique commerciale de l’UE reste légitime, elle doit concilier compétitivité et cohérence. Et surtout, rester connectée aux réalités du terrain, souvent bien éloignées des traités signés à Bruxelles.
LES ACCORDS COMMERCIAUX DE L’UE : DE QUOI PARLE-T-ON ?
Si les accords de libre-échange visent à supprimer ou réduire les droits de douane, leurs effets dépassent souvent la simple circulation des marchandises.
L’UE distingue trois grandes catégories d’accords :
Les grands accords de libre-échange avec des pays proches
Ces accords concernent souvent les eaux partagées avec des pays comme la Norvège, l’Islande ou les îles Féroé (membres de l’AELE) ou le Royaume-Uni (post-Brexit). Leur objectif :faciliter les échanges de biens et services, en réduisant ou supprimant les droits de douane.
De tels accords peuvent cependant créer une concurrence déséquilibrée pour les producteurs européens si aucune exigence n’est posée sur la manière dont les produits sont fabriqués : normes sociales, environnementales, traçabilité.
Les accords de libre-échange bilatéraux (ALE) ou régionaux (type CETA)
Plus ambitieux que les accords classiques, ces ALE incluent des partenaires lointains comme le Canada (CETA), ou des pays en discussion comme la Thaïlande. Ils vont bien au-delà des simples droits de douane, en intégrant :
- des règles sur la fiscalité, la concurrence et les subventions,
- la protection des investisseurs,
- et des dispositions sur les services financiers.
Les inconvénients : des questions se posent lorsque ces pays produisent les mêmes espèces que les pêcheurs européens (thon, crevettes…), mais sans garantie de respecter les mêmes standards environnementaux, sociaux ou sanitaires. Résultat : des prix bas à l’importation, qui mettent en difficulté les flottes européennes et les industries de transformation. Ces accords peuvent aussi limiter la marge de manœuvre des États, sous pression d’investisseurs étrangers.
Les contingents tarifaires autonomes (CTA)
Moins médiatisés mais très puissants, les CTA permettent à n’importe quel pays, même sans accord, d’exporter vers l’UE une certaine quantité de produits à droits de douane réduits ou nuls. Par exemple, 35 000 tonnes de thon peuvent entrer chaque année sur le marché européen sans aucune exigence en matière de durabilité ou de standards sociaux. Le risque : saturer le marché avec du poisson à bas prix, fragilisant les flottes européennes qui ne peuvent plus vendre leurs prises au sein de l’UE.