Chaque fin d’année, le Conseil des ministres européens en charge de la pêche se réunit à Bruxelles pour un rendez-vous décisif : définir les possibilités de pêche pour l’année suivante, autrement dit les Totaux Admissibles de Captures (TAC) et les quotas… c’est-à-dire le nombre de poissons qu’on aura le droit de prélever à partir du 1er janvier. Ces décisions conditionnent à la fois l’exploitation durable des ressources halieutiques et la pérennité de l’activité des pêcheurs européens.
Un cadre commun : la Politique commune de la pêche (PCP)
Les TAC et quotas s’inscrivent dans le cadre de la Politique commune de la pêche (PCP), qui encadre depuis 1983 la gestion collective des ressources halieutiques de l’Union européenne. Son objectif est double : préserver les stocks de poissons à des niveaux durables, c’est-à-dire à des niveaux qui permettront d’optimiser le renouvellement des espèces, et assurer la viabilité socio-économique du secteur. Chaque État membre participe à cette politique, mais les décisions se prennent à l’échelle européenne, selon un processus bien défini qui repose sur la concertation et les avis scientifiques.
Tout commence plusieurs mois avant le Conseil de décembre. La Commission européenne, et plus précisément la Direction générale des affaires maritimes et de la pêche (DG MARE), reçoit les avis scientifiques du Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM) et des instituts nationaux de recherche comme l’IFREMER en France. Ces organismes évaluent l’état de chaque stock de poisson : reproduction, mortalité, pression de pêche, et évolution des populations.
Sur cette base, la Commission élabore une proposition de règlement fixant, pour chaque espèce et chaque zone maritime, le niveau de capture maximal autorisé pour l’année suivante : c’est le TAC. Conformément à ce que la PCP impose, l’objectif est de maintenir ou d’atteindre le rendement maximal durable (RMD), c’est-à-dire le niveau d’exploitation qui permet à l’espèce de se renouveler sans s’épuiser.
Le Conseil des ministres de la pêche : un équilibre entre science et compromis politique
Les ministres de la pêche des 27 États membres se réunissent ensuite, généralement à la mi-décembre, au sein du Conseil de l’Union européenne, pour examiner, amender et adopter ces propositions… Leur mandat : trouver un équilibre entre la préservation de la ressource et la viabilité économique des flottilles nationales.
Ce Conseil entérine également les accords conclus précédemment pour les stocks partagés avec des pays tiers (Royaume-Uni, Norvège, Islande…).
Les discussions, souvent longues et complexes, se déroulent sous la présidence tournante du Conseil, qui organise les débats et recherche un consensus. Chaque pays défend ses intérêts, en fonction de ses zones de pêche, de ses espèces phares et de l’importance du secteur dans son économie littorale.
Le résultat est un accord politique qui fixe les TAC définitifs pour chaque espèce. Une fois les TAC arrêtés par le conseil, reste à déterminer comment ces volumes sont répartis entre les différents Etats membres. Ce partage ne fait pas l’objet d’une renégociation annuelle : il obéit à un principe fondateur de la PCP, celui de la stabilité relative.
La stabilité relative : un principe clé du partage des quotas européens
Le partage des possibilités de pêche entre États membres repose sur un principe fondateur de la PCP : la stabilité relative. Ce mécanisme, inscrit dans le droit européen (dans le règlement PCP), garantit à chaque pays une répartition fixe et prévisible des quotas, basée sur les captures historiques réalisées avant la mise en place de la PCP. Ainsi, pour une espèce donnée, la France reçoit chaque année un pourcentage fixe, quelle que soit la quantité totale du TAC global.
Concrètement, cela signifie que si le TAC d’une espèce augmente ou diminue, chaque État voit sa part évoluer proportionnellement, selon son pourcentage fixé. Par exemple, si le TAC de la sole dans le golfe de Gascogne est réduit de 10%, la part de la France sera réduite d’autant, sans remise en cause du pourcentage global qui lui revient
UNE RÉPARTITION FONDÉE SUR LES ANTÉRIORITÉS DE CAPTURE
La stabilité relative découle d’un principe d’antériorité : chaque pays a conservé une proportion de quotas correspondant à ses captures historiques observées (c’est-à-dire déclarées) durant les années de référence (principalement la période 1973-1978 précédant la mise en œuvre de la PCP en 1983).
Ces données ont servi à établir un tableau de répartition par espèce et par zone qui reste la base des décisions actuelles.
Ce système visait à éviter des conflits entre États membres au moment de la création du marché commun des pêches, en préservant la structure économique des flottilles existantes et les équilibres régionaux.
Ainsi, un État fortement implanté dans une zone de pêche donnée a conservé sa place, tandis que les pays ayant une activité plus limitée dans ces eaux ne pouvaient pas revendiquer une part plus grande.
Ce mécanisme offre une stabilité économique et une prévisibilité indispensables aux entreprises de pêche, mais il fige aussi une répartition établie il y a plusieurs décennies. Pour introduire un peu de souplesse, la PCP permet des échanges de quotas entre États membres (article 16, paragraphe 8). Ces transferts bilatéraux, souvent négociés d’année en année, permettent à un pays qui ne consomme pas la totalité de son quota de le céder à un autre, en échange d’un volume sur une autre espèce.
Par ailleurs, des ajustements ponctuels ont été effectués dans certaines zones à la suite de changements géopolitiques (comme le Brexit), ou d’accords de pêche avec des pays tiers.
Mais la stabilité relative demeure le pilier de la gouvernance halieutique européenne, garantissant une gestion collective fondée sur l’histoire et la continuité.
La répartition nationale des quotas : un maillage fin et transparent
Une fois les quotas européens attribués à la France, le ministère en charge de la pêche, via la Direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l’aquaculture (DGAMPA), répartit ces volumes entre les organisations de producteurs (OP) : ce sont les sous-quotas.
Les OP établissent ensuite des plans de gestion pour assurer la mise à disposition des possibilités de pêche à leurs adhérents en fonction de leurs activités individuelles (type de pêche, saisonnalité). Cette redistribution interne est suivie de près : les quantités pêchées sont enregistrées, vérifiées par l’administration et transmises en temps réel, afin d’éviter tout dépassement des quotas nationaux. Et s’il y a un dépassement des sous-quotas en année n, un « remboursement » en année n+1 est prévu, et un pourcentage de pénalité peut être ajouté si le dépassement est important.
Le rôle croissant de la science
Depuis la réforme de la PCP en 2013, la durabilité environnementale est devenue le pilier central de la politique de pêche européenne, au détriment des autres piliers du développement durable, et sans intégrer non plus les autres facteurs qui peuvent avoir un impact sur la ressource (lire par exemple notre article sur l’évaluation des stocks qui alerte sur ces autres pressions, et notre Livre blanc de la durabilité).
L’Union européenne est tenue de suivre les avis scientifiques et de viser le rendement maximal durable pour toutes les pêcheries. Les organismes de recherche comme l’IFREMER jouent un rôle déterminant : leurs campagnes d’évaluation et leurs modèles d’analyse alimentent directement les décisions du Conseil. Par ailleurs, les technologies numériques (suivi satellite des navires, enregistrements électroniques, caméras embarquées, etc) renforcent la traçabilité et la transparence dans la gestion des quotas.
UNE DYNAMIQUE DE LONG TERME
Si le système des TAC et quotas peut paraître complexe, il a permis des avancées significatives : plusieurs stocks autrefois surexploités sont aujourd’hui en voie de reconstitution, et pour beaucoup en bon état (par exemple : baudroie, merlu, thon rouge).
Ces succès illustrent que la gestion collective et scientifique des ressources halieutiques peut être compatible avec la viabilité économique des entreprises. Cependant, de nombreux défis demeurent : adaptation au changement climatique, déplacements des stocks, pollutions telluriques, dispute pour l’espace maritime, ou encore valorisation des espèces sous-exploitées.
Un impact concret sur la filière et sur les consommateurs
Pour les professionnels, ces décisions se traduisent par des limites de capture précises qui encadrent leur activité au quotidien.
Certaines espèces peuvent faire l’objet de réductions temporaires, tandis que d’autres, en bon état, assurent des possibilités de pêche en augmentation.
Pour les consommateurs, les effets se ressentent sur les étals : la disponibilité des espèces et les prix du poisson dépendent en partie de ces décisions européennes. Les périodes de baisse de quota peuvent se traduire par une offre plus limitée ou par la mise en avant d’espèces alternatives.
Le Conseil des ministres européens de la pêche, souvent méconnu du grand public, constitue le cœur de la gouvernance halieutique européenne. Chaque décision prise à Bruxelles se répercute jusque sur les quais français, où elle détermine à la fois la santé de la ressource guidée par les scientifiques, mais aussi l’activité des pêcheurs et des entreprises, et enfin les espèces qui seront présentes sur les étals des poissonneries.