Les Aires Marines Protégées à l’épreuve de la pêche : concilier conservation et exploitation  

Source iconographique : Gito Trevisan (iStock)

À l’heure où la préservation des océans est une priorité mondiale, la question de la compatibilité entre la pêche professionnelle et les aires marines protégées (AMP) se pose. Les AMP, conçues pour préserver la biodiversité marine et protéger les habitats et les espèces sensibles, sont souvent perçues comme des zones d’exclusion pour les activités humaines. Cependant, la réalité est plus nuancée, car des activités de pêche sont autorisées au sein des AMP, mettant en lumière les tensions entre conservation et exploitation.  

 

Pour comprendre comment concilier ces objectifs parfois antagoniques, Ernesto Penas, président de l’ICCAT (International Commission for the Conservation of Atlantic Tunas) et du Fisheries Expert Group de l’European Bureau of Conservation and Development, et Yohan Weiller, coordinateur de projet pêche et cultures marines au Parc Naturel Marin de l’estuaire de la Gironde et de la mer des Pertuis, nous partagent leurs réflexions pour une coexistence harmonieuse entre les activités de pêche et la préservation de la vie marine. 

Comment définir les Aires Marines Protégées (AMP) et quels sont leurs objectifs principaux ?

Ernesto Penas : Il n’existe pas de définition scientifique unique pour qualifier une AMP, car leur caractérisation dépend des objectifs spécifiques qu’elles poursuivent. Les AMP recouvrent des variétés de situations géographiques, de dimensions et même de nature. Ces Aires Marines Protégées sont conçues au regard de deux grandes conventions internationales, la Convention de 2002 sur la Diversité Biologique (CBD) et l’accord sur la biodiversité en haute mer (BBNJ) de 2023. Cependant, c’est vraiment en répondant à la question “que souhaitons nous protéger ?” que l’on peut définir une AMP.  

Parmi leurs principaux objectifs, on trouve la protection des habitats marins en préservant des écosystèmes essentiels tels que les récifs coralliens ou encore la protection des espèces, en particulier les cétacés et les tortues, en établissant des zones qui couvrent leurs aires de migration et leurs habitats essentiels. Les AMP visent également à préserver la biodiversité marine en maintenant la diversité globale. Enfin, elles jouent un rôle crucial dans la gestion des ressources halieutiques en régulant les pratiques de pêche pour assurer une exploitation durable.  

 

Yohan Weiller : Le Parc Naturel Marin est un exemple d’Aire Marine Protégée. Il agit comme un outil de conservation, avec des objectifs de protection des écosystèmes et de développement durable des activités humaines, définis pour une période de 15 ans. Sa particularité réside dans l’association étroite des acteurs de son territoire. Ils sont présents au sein d’un conseil de gestion, composé de divers acteurs locaux tels que des élus des collectivités locales, des services de l’État, des associations environnementales, des représentants des activités de loisir et professionnelles dont les pêcheurs et des experts scientifiques. Ce conseil établit les objectifs du Parc et rend des avis sur les projets pouvant impacter le milieu marin, allant parfois jusqu’à les interdire. Un parc naturel marin travaille donc sur toutes les sources de pressions qui peuvent affecter l’état des écosystèmes marins, que ces pressions proviennent de la pêche bien sûr, mais aussi des ports, des villes littorales, des énergies marines renouvelables, etc. 

Dans le cas du Parc Naturel Marin de l’estuaire de la Gironde et de la mer des Pertuis (PNM EGMP), concernant les actions en lien avec la pêche, nous travaillons notamment sur la gestion des ressources halieutiques locales comme les palourdes ou le maigre et nous veillons à leur exploitation durable. Nous avons également à charge la préservation de zones dites de “nourricerie” pour des espèces comme la sole et le bar, des zones qui présentent un milieu de grande qualité avec toutes les ressources nécessaires à la croissance et au développement des juvéniles. Nous travaillons aussi sur la réduction des impacts que la pêche peut avoir sur les habitats marins et les espèces à enjeux de protection tels que les oiseaux ou mammifères marins. 

Camargue
Source iconographique : Gito Trevisan (iStock)

Comment s'organise la cohabitation entre la pêche professionnelle et les Aires Marines Protégées ?

EP : Maintenir la pêche dans les AMPs représente un défi important, car elle peut avoir un réel impact sur les habitats protégés et les espèces marines. Les débats autour de la fermeture totale à la pêche dans certaines zones, comme les Bancs de Porcupine en Irlande, illustrent les tensions entre les objectifs de protection des écosystèmes marins et les besoins des communautés locales de pêche. Pour autant, la création d’un espace protégé n’a pas pour vocation l’arrêt total et systématique des activités humaines.  

À l’échelle internationale, des partenariats entre les gestionnaires d’AMP et les communautés locales sont cruciaux pour élaborer des plans de gestion intégrés. Ils permettent d’adapter les quotas de pêche, de restreindre certaines méthodes de capture et d’instaurer des programmes de surveillance rigoureux pour s’assurer que la pêche ne compromet pas les objectifs de conservation.  

Il faut aussi bien comprendre que les AMP doivent faire face à des réalités différentes : les zones protégées pour les coraux ou les habitats côtiers peuvent être régulées efficacement au moyen de restrictions géographiques précises, tandis que des approches plus étendues sont nécessaires pour les espèces pélagiques migratrices, comme certains requins et tortues, et les effets sont moins immédiats.  

 

YW : Le Parc Naturel Marin de l’estuaire de la Gironde et de la mer des Pertuis est un bel exemple de gestion intégrée. Il couvre 6 500 km² et accueille environ 350 bateaux de pêche, ce qui représente une diversité d’engins et de méthodes, allant des casiers et filets aux chaluts et dragues à coquillages. Contrairement à certaines autres AMP, le parc naturel marin ne cherche pas à interdire l’activité de pêche, mais bien à la rendre plus durable, compatible avec la conservation des enjeux écologiques qu’il abrite. 

Nous avons donc mis en place des processus de collaborations étroites avec les pêcheurs, que ce soit pour les études scientifiques ou la gestion des ressources. Par exemple, nous avons mené un projet de 3 ans pour évaluer les captures accidentelles d’oiseaux marins, en embarquant directement sur des bateaux de pêche pour mieux comprendre et quantifier ces incidents. Cela nous permet de proposer des solutions adaptées aux pêcheurs. 

Ces derniers sont également représentés au sein du conseil de gestion du parc afin d’assurer une concertation continue et une prise en compte des réalités de la pêche dans la gestion du parc. 

A-t-on des exemples concrets qui illustrent une coopération réussie entre les initiatives de conservation dans les AMP et les activités de pêche ?

EP : Les réponses des écosystèmes aux mesures de conservation ne sont jamais immédiates et varient en fonction des espèces et des conditions données localement. Bien que des changements puissent être observés rapidement, leur fiabilité est limitée en raison des fluctuations naturelles des écosystèmes et des nombreux facteurs externes à la zone de protection comme la qualité de l’eau, la pollution, le réchauffement climatique global.  

 

Je peux tout de même citer quelques réussites comme celle du Parc National Marin de la Mer de Corail en Nouvelle-Calédonie, où les restrictions de pêche ont conduit à une augmentation significative des populations de poissons et à une meilleure santé des habitats coralliens. En Méditerranée, le parc national de Port-Cros a également prouvé que des mesures de gestion adaptées pouvaient restaurer les stocks de poissons et améliorer la qualité des habitats marins. En effet, des partenariats entre l’industrie de la pêche et des ONG locales ont permis de protéger des zones spécifiques tout en maintenant la pêche dans les zones adjacentes. Les résultats ont montré une abondance accrue des espèces dans les AMP, ce qui a entraîné une augmentation des rendements dans les zones voisines.  

 

Pour autant, les AMP ne sont pas la panacée. Dans l’archipel des Chagos (Pacifique), la pêche thonière a été interdite avant d’être réouverte car aucune amélioration significative n’avait été constatée sur les espèces de thons, hautement migratrices.  

YW : Comme le souligne Ernesto, il est assez difficile de fournir des exemples de réussite immédiate en matière de coopération entre les initiatives de conservation dans les Aires Marines Protégées et les activités de pêche. En effet, la philosophie des parcs naturels marins se comprend sur le long terme. L’approche consiste à faire évoluer les pratiques sur la base de constats partagés et objectivés scientifiquement en associant les acteurs locaux. Cela prend nécessairement du temps et mobilise d’importants moyens ! C’est parfois dur à comprendre dans une société où règne l’immédiateté et où pèse l’urgence climatique.  

 

Dans l’estuaire de la Gironde, le parc a été établi en 2015. En 2024, nous finalisons seulement maintenant les discussions sur les ajustements nécessaires, tels que la réduction de la pression du chalut et de la drague pour préserver certains habitats sensibles. Ces démarches prennent du temps et les mesures ne sont pas encore pleinement mises en œuvre. Cependant, des décisions importantes ont d’ores et déjà été prises depuis la création du Parc. Par exemple, le Conseil de gestion a bloqué un projet d’extraction de sable susceptible de détériorer des habitats marins essentiels. Autre cas, des ajustements de calendrier ont été négociés concernant le dragage des chenaux pour tenir compte des périodes de migrations des anguilles ou de présence de juvéniles de poissons en été. 

 

Quoi qu’il en soit, la gestion collaborative du parc est un vrai plus pour préserver la biodiversité marine et protéger les habitats sensibles face aux pressions humaines.  

Disposez-vous de systèmes de surveillance pour vous assurer que les mesures prises sont respectées ?

EP : C’est une question assez politique, car la motivation à surveiller ces zones dépend souvent des intérêts économiques en jeu. Par exemple, dans la zone NAFO (Atlantique Nord-Ouest), l’UE investit dans la surveillance car elle y pêche, mais si l’activité venait à cesser, les moyens de contrôle diminueraient vraisemblablement.  

La surveillance des Aires Marines Protégées repose donc sur des systèmes plus ou moins sophistiqués, comme le contrôle par satellite permettant de suivre les mouvements des bateaux en temps réel ou la surveillance par des patrouilles aériennes ou maritimes.  

 

YW : Dans le parc naturel marin, nous avons un service Opérations avec des agents de terrain assermentés dotés d’un pouvoir de police et nous travaillons en collaboration avec les autorités maritimes pour veiller au respect des mesures, notamment en matière de pêche de loisir. Il n’y a pas de tensions majeures avec les pêcheurs professionnels. Cela s’explique par notre approche collaborative : les pêcheurs sont directement impliqués dans les instances de décision du parc, ce qui facilite la compréhension et l’acceptation des règles à respecter.  

Pour perpétuer cette idée de long terme, comment voyez-vous l'avenir de la coexistence entre la pêche et les AMPs ?

EP : Le futur de cette coexistence dépendra de notre capacité à renforcer la collaboration entre tous les acteurs concernés : gestionnaires d’AMP, pêcheurs, scientifiques et décideurs politiques. Il est crucial de fonder les mesures mises en place sur des données scientifiques robustes et d’adopter des approches de gestion adaptatives pour faire face aux évolutions environnementales et économiques. 

 

YW : Je partage les propos d’Ernesto. La clé est de continuer à promouvoir un dialogue ouvert et constructif entre l’ensemble des parties prenantes alimenté par les travaux d’amélioration de la connaissance sur les interactions entre l’activité et son milieu. Il est également important de sensibiliser le public aux avantages des AMPs, d’une part pour la conservation de la biodiversité mais aussi pour les communautés locales qui en dépendent. Des pratiques de pêche durables peuvent non seulement préserver les océans, mais aussi soutenir les moyens de subsistance à long terme, en assurant un équilibre entre exploitation et conservation.  

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