8 questions pour comprendre la décarbonation de la pêche française
Publiée au début de l’année 2024, la nouvelle feuille de route climatique de l’Union européenne prévoit une réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 et de 90 % en 2040, par rapport à 1990. La neutralité carbone est envisagée à l’horizon 2050. Le secteur de la pêche est, lui aussi, concerné par ces objectifs ambitieux. Mais comment parvenir à décarboner une filière aussi plurielle ? En 8 questions, Marc Ghiglia, délégué général de l’UAPF, Geoffroy Dhellemmes, directeur général de France Pélagique et Pierre-Yves Larrieu, Professeur de l’Enseignement Maritime au sein du Lycée Maritime et Aquacole de La Rochelle nous aident à y voir plus clair.
1. La décarbonation de la pêche : concrètement, qu’est-ce que c’est ?
Pierre-Yves Larrieu : La décarbonation consiste à réduire les émissions de gaz à effet de serre des navires. Elle peut concerner des mesures de conception technique, l’utilisation de nouveaux carburants ou encore des pratiques de maintenance. Il n’existe actuellement aucune réglementation ou obligation, dans le contexte de la filière pêche, relative à la décarbonation de la propulsion des navires de pêche. Nous entendons parler de ce sujet car les professionnels sont conscients de leurs responsabilités et cherchent des solutions économiquement viables pour apporter leur contribution à la lutte contre le réchauffement climatique, qui impacte directement les espèces pêchées.
Marc Ghiglia : Les pêcheurs sont de plus en plus sensibilisés à la question du changement climatique car ils en sont les premières victimes. Le réchauffement a en effet d’ores et déjà des conséquences importantes sur certains stocks de poisson ou sur leur répartition géographique. Les pêcheurs sont aussi évidemment sensibles à l’évolution du coût de l’énergie, qui a récemment enregistré des hausses très importantes. Ils sont donc conscients que décarboner est nécessaire, que cela signifiera aussi de faire appel à de nouvelles sources d’énergie plus vertes mais surtout de progresser vers plus d’efficience énergétique – car l’énergie demain ou de demain sera au moins durant plusieurs années sans doute plus chère !
2. Quelle est la part de la pêche dans les émissions de gaz à effet de serre au niveau de la France ? Et au niveau européen ?
Pierre-Yves Larrieu : On estime que la pêche mondiale représente environ 0,5% des émissions de gaz à effet de serre. Il est à noter que la flotte de pêche française est tellement réduite par rapport aux flottes de pêche étrangères (par exemple, la Chine) que sa contribution est en réalité marginale. Il est important que les pays disposant des plus grandes flottes de pêche donnent l’exemple en matière de décarbonation et ne pratiquent ni dumping social, ni dumping écologique.
Marc Ghiglia : Un rapport des Nations-Unies datant de janvier 2024 constate que les émissions totales de gaz à effet de serre de la flotte de pêche de l’Union européenne à 27 ont diminué de 52 % entre 1990 et 2021, passant de 8,9 à 4,3 millions de tonnes d’équivalent CO2. Le chiffre de 4 millions peut paraître très important, mais il est à comparer aux émissions anthropiques totales de gaz à effet de serre de l’Union à 27, qui se sont élevées à près de 3 milliards de tonnes en 2019. Exception faite du Japon et du Canada, aucun autre pays développé ou ensemble politique de pays n’a enregistré une évolution allant dans le même sens ou de cette ampleur. Pour en venir à la France, d’après les chiffres de la Commission européenne qui évaluent les consommations annuelles de carburant des États membres de l’Union, on peut estimer que les navires de pêche français sont actuellement à l’origine de 19 à 20 % des émissions européennes « pêche », tous navires français confondus (y compris ceux qui pêchent dans les DOM).
Il est accessoirement important de garder en mémoire que dans le secteur de la pêche, les émissions de gaz à effet de serre sont essentiellement des émissions directes dues à la combustion du carburant à la différence de la plupart des activités économiques qui sont aussi responsables au stade de la production d’émissions indirectes dues à d’autres intrants ; y compris l‘agriculture : Comparer les seules consommations directes de carburant d’activités économiques différentes, ne permet pas de conclure.
3. Comment expliquer la trajectoire baissière des émissions de CO2 de la flotte française et plus largement des flottes européennes, par rapport à celles des autres pays ?
Marc Ghiglia : Cela est dû à la conjonction de plusieurs évolutions. Il s’est produit depuis 30 ans au niveau français et européen un profond mouvement d’adaptation et d’ajustement de l’effort de pêche aux ressources de pêche disponibles. Ce mouvement s’est traduit par une baisse de la puissance globale de la flotte de pêche française et européenne installée et déployée, donc de la consommation globale de carburant fossile et des émissions associées à sa combustion.
Aujourd’hui, la capacité de pêche est mieux gérée. Mais cela n’explique pas tout, puisque la baisse de la puissance déployée a été moindre que celle des émissions de gaz à effet de serre. L’origine du reste de la baisse provient a priori d’efforts individuels de natures multiples et dont il est difficile de démêler les effets dans le détail : attention croissante portée à la sobriété énergétique dans la conduite opérationnelle des navires (car l’énergie coûte cher), investissements dans l’efficacité énergétique (qui peut concerner tout autant les engins de pêche et leur emploi que les hélices ou à la forme des coques), meilleure segmentation de l’utilisation de la puissance disponible (surtout sur les plus grands navires), abandon des fluides réfrigérants les plus impactants pour la couche d’ozone (ndlr : fluides utilisés pour produire le froid nécessaire pour conserver les poissons à bord des bateaux après la pêche) mais aussi impactants pour le réchauffement et installation de systèmes de réfrigération ou de congélation plus efficaces, etc.
4. Comment la décarbonation s'intègre-t-elle aujourd'hui dans les pratiques des pêcheurs ? Quels sont les défis quotidiens liés à cette transition ?
Geoffroy Dhellemmes : Nous n’avons pas attendu la crise actuelle du gasoil, liée en partie au conflit en Ukraine, pour entamer une réflexion sur la décarbonation de nos activités. Au sein de France Pélagique, par exemple, nous avons commencé à penser à la décarbonation dès 2015, bien avant la construction de notre chalutier-usine Le Scombrus. À l’époque, trois grands enjeux nous guidaient : la décarbonation, la sécurité à bord et les innovations technologiques. Sur le plan de la propulsion, nous avons opté pour le diesel-électrique, une des meilleures technologies de transition énergétique à l’époque. La décarbonation passe aussi par des améliorations dans la conception des bateaux, comme le design des coques pour une meilleure efficience énergétique, ou encore par l’utilisation d’antifoulings qui réduisent la traînée causée par l’accumulation d’algues et de coquillages, et donc la consommation de carburant.
À mon sens, la décarbonation doit être vue de manière large : par exemple, elle inclut également la gestion des déchets générés à bord. Nous nous efforçons aujourd’hui de faire du tri sélectif et de recycler le plus possible, même si cela pose un vrai problème de stockage sur nos navires, qui sont souvent surchargés et manquent d’espace.
Enfin, la décarbonation passe aussi par une prise de conscience concernant la consommation de carburant. Il y a eu un véritable changement au niveau des pratiques des pêcheurs sur ce point. Avant, l’objectif était de pêcher et de revenir au port le plus rapidement possible, sans trop se soucier de la consommation de gasoil.
Aujourd’hui, nous adaptons la vitesse de nos bateaux pour trouver un compromis entre rapidité et consommation énergétique. En pêchant à un rythme plus modéré, nous réduisons notre empreinte carbone et améliorons la rentabilité économique de nos opérations.
5. Quels sont les freins à la décarbonation ?
Marc Ghiglia : Il existe des freins réglementaires particuliers à la pêche, qui s’ajoutent aux obstacles que rencontrent par la plupart des secteurs économiques. Il est important de rappeler que la décarbonation ne pourra se faire sans investissements significatifs, également dans de nouvelles compétences humaines pour utiliser de nouveaux systèmes propulsifs. Cela vaut pour les particuliers comme pour les entreprises. Ces investissements doivent être à la fois pérennes (car la durée de vie des navires est longue), et rentables dans un contexte où l’énergie de demain sera plus coûteuse. Pour les navires de pêche, la diversité des profils d’utilisation de l’énergie à bord rend impossible l’adoption d’une solution unique. Ce n’est pas simplement une question de changer de carburant ou de source d’énergie. Il est illusoire de penser que l’on pourra « faire du neuf avec de l’ancien ». Or actuellement il est difficile de faire des choix d’investissement raisonnés. La situation est d’autant plus complexe que, lorsque l’on pense à l’objectif de décarboner totalement la pêche, ou même à 90%, on ne peut que constater qu’il n’existe pratiquement aucune solution technologique mature et opérationnelle pour le faire, en général, pour des navires de pêche, ni même de solutions éprouvées par des projets pilotes que l’on pourrait avoir l’idée de commencer à déployer, à quelques petites exceptions près peut-être (le vélique ?) pour des types de navires bien particuliers.
Pierre-Yves Larrieu : Effectivement, dans l’immédiat, il n’existe pas de solution opérationnelle, si ce n’est certaines mesures d’économie d’énergie qui restent d’ampleur limitée. A moyen terme, la propulsion électrique sur batteries pour les petits navires et l’utilisation des biocarburants (biodiesel, mais aussi biométhane) pour les navires hauturiers semblent être les solutions les plus prometteuses. Mais ces énergies coûtent cher. Pour que les navires puissent continuer à être rentables, il faut donc continuer les recherches visant à améliorer leur efficacité énergétique. Il faut aussi réduire les coûts de construction et d’acquisition des navires neufs, plus vertueux du point de vue de la décarbonation.
Marc Ghiglia : Concernant les freins réglementaires spécifiques à la pêche, ils brident inutilement l’audace et limitent l’émergence de nouveaux projets. Ils tiennent – entre autres – à l’absence de tout accompagnement financier ou presque (le droit européen l’interdit pour la pêche même pour des projets pilotes), à l’existence souvent mise en avant d’une contrainte communautaire de jauge qui interdit techniquement de recourir à la plupart des énergies alternatives car elles nécessitent directement ou indirectement de mobiliser plus d’espace pour préserver les volumes des cales à poisson existantes, à l’absence de priorité au niveau français et européen donnée aux navires de pêche pour qu’ils accèdent à des solutions intermédiaires comme le biogazole (une ressource rare, mais qui pourrait peut-être permettre de franchir un pas supplémentaire), à l’absence de cadre règlementaire autorisant l’utilisation des carburants alternatifs gazeux à bord des navires de pêche, etc. Les obstacles sont nombreux et vont au-delà de ces exemples.
Geoffroy Dhellemmes : La disponibilité des carburants alternatifs (gaz naturel liquéfié, méthanol…) est en effet un véritable enjeu pour la décarbonation de la filière pêche, surtout dans certains ports. Les plus gros armateurs peuvent sécuriser leurs approvisionnements en passant des contrats d’achat massifs, mais les plus petits, qui n’ont pas les mêmes moyens, se retrouvent souvent sans solution. La question de la logistique et de la disponibilité future à quai des énergies est cruciale pour réussir notre transition énergétique.
6. Existe-t-il aujourd’hui des formations spécifiques à la décarbonation pour les capitaines et les équipages ?
Geoffroy Dhellemmes : Malheureusement, je pense que nous accusons un certain retard dans ce domaine. Beaucoup de bateaux-écoles sont encore équipés de moteurs diesel classiques. Les lycées maritimes, en particulier, doivent rattraper ce retard. Les nouvelles technologies, comme le diesel-électrique ou le méthanol, sont peu enseignées, ce qui crée un décalage entre la formation et les exigences croissantes de l’industrie. Cela étant dit, pour les capitaines, la gestion d’un bateau diesel-électrique n’est pas très différente de celle d’un bateau au méthanol. En revanche, les ingénieurs machines doivent adapter leurs compétences à ces nouvelles technologies. Là où cela risque de se compliquer, c’est qu’il sera difficile de former nos pêcheurs à l’entièreté des nouvelles technologies qui émergeront à l’avenir.
7. La pêche étant une filière particulièrement plurielle, une décarbonation totale est-elle possible ? Les objectifs à atteindre en matière de décarbonation le sont-ils réellement ?
Pierre-Yves Larrieu : Techniquement, il est parfaitement possible de décarboner toutes les pêches. Économiquement, c’est un autre sujet. Si nous décarbonons les navires de pêche à un coût excessif et que les entreprises de pêche font faillite, cela n’a aucun intérêt. C’est dans ces termes que la question doit être posée, et c’est tout l’enjeu de la recherche scientifique et technique sur ce sujet. Pour l’instant, il n’existe pas de solution évidente.
Marc Ghiglia : On voit que le secteur français de la pêche, et plus largement le secteur européen, étaient déjà en 2021 en passe d’atteindre les objectifs 2030 fixés par la Commission européenne, et les ont possiblement déjà atteints 3 ans plus tard – à la différence de beaucoup d’autres États extérieurs à l’UE. En revanche, franchir le pas supplémentaire conduisant à une décarbonation de 90% sera un défi d’une toute autre envergure. Comme dans beaucoup d’autres secteurs, il s’agit d’un défi technique et économique considérable. Dans le secteur de la pêche, il ne sera pas possible de relever ce défi en se contentant de mesures d’optimisation énergétique supplémentaires ou en adaptant les navires actuels de manière marginale ce qui n’aura pas d’impact très significatif sur les émissions totales. L’on ne fera pas du neuf avec du vieux : et il faut rappeler à ce sujet qu’il existe actuellement de l’ordre de de 5200 à 5300 navires de pêche actifs rien que sous pavillon français, dont aucun sans doute n’appelle à la mise en œuvre des mêmes solutions ou technologies pour assurer leur transition énergétique. Il s’agit donc d’un parc de navires considérable à remplacer, et il ne suffira pas pour le faire d’adresser une simple commande au concessionnaire local, ce d’autant plus que la transition pour atteindre 90% de décarbonation en 2040 sera par ailleurs de ce fait encore plus délicate à conduire dans le secteur de la pêche que dans d’autres secteurs.
8. Y a-t-il des raisons d’être optimistes pour la transition énergétique du secteur ?
Geoffroy Dhellemmes : Je pense et je suis intimement convaincu que les petits bateaux de pêche qui partent à la journée ou à la nuit pourront, demain, être 100% électriques. Ils seront sur batterie et pourront être rechargés à quai. C’est une belle perspective ! Évidemment, le sujet se complique pour les bateaux qui partent plusieurs jours en mer, ou même plusieurs semaines. Mais les choses se font petit à petit.
Marc Ghiglia : Sans que cela soit une excuse pour ne rien faire, il est nécessaire déjà de rappeler la hiérarchie des enjeux au niveau global.
Au vu du service alimentaire important que rend la pêche de capture, tout à la fois, ses productions figurent parmi les produits alimentaires d’origine animale les moins carbonés qui existent (ce qui peut sembler contre intuitif mais ce dont de nombreuses études et publications attestent) et les produits de la pêche de capture ne pèsent pourtant que marginalement dans les émissions mondiales de CO2 d’origine anthropique. Il est par ailleurs probable que l’évolution mondiale du secteur de la pêche n’engendrera pas d’ici 2040/2050 d’augmentation significative d’émissions de CO2 par rapport à la situation actuelle. Les systèmes alimentaires basés sur la pêche marine de capture sont en effet limités par des contingentements des productions, contrairement aux systèmes alimentaires terrestres, et il n’est maintenant pas nécessaire d’augmenter le nombre de navires ou de consommer davantage d’énergie pour maintenir les niveaux actuels de capture, si les pêches sont bien gérées. Ce d’autant plus que la population mondiale à l’horizon 2050 est plutôt appelée à diminuer semble-t-il.
Pour en revenir à la flotte française et aux flottes européennes, il est ensuite nécessaire de rappeler qu’actuellement le secteur européen de la pêche de capture s’inscrit déjà dans la feuille de route qui a été tracée pour 2030, et ce sans pour autant qu’il y ait été contraint.
Une voie crédible et réaliste se dessine donc : concentrer les efforts immédiats sur les navires pour lesquels la décarbonation est dès à présent techniquement envisageable (les petits bateaux de pêche qui partent à la journée ou à la nuit) mais pas encore rendue possible du fait du cadre réglementaire ou économique, et préparer aussi pour les autres navires la possibilité leur décarbonation plus avancée durant la décennie 2030-2040 qui nécessitera l’entrée en flotte progressive de nouveaux navires. Pour cela encore faudrait-il cependant qu’il existe une volonté politique d’accompagner ces mouvements immédiat et futur, dès à présent, en levant des freins règlementaires spécifiques à la pêche et en protégeant la flotte européenne de la concurrence de productions moins disantes pour que l’équation économique soit résoluble.
Enfin, l’objectif de décarboner les seules flottes de pêche n’est pas l’objectif ultime. Il faut également décarboner la mise en marché et en consommation des produits de la pêche marine de capture. Ce champ de la décarbonation échappe malheureusement aux seules initiatives des entreprises du secteur de la pêche de capture. Nous croyons ou voulons espérer cependant que d’ici 2040, les produits de la pêche pourront s’appuyer sur une décarbonation effective des transports (qui au moins pour le maritime semble déjà lancée activement), car cette décarbonation représente un enjeu global majeur qui dépasse les seuls produits de la pêche et qu’elle bénéficiera à ce titre sans doute de beaucoup de moyens publics pour aboutir.