Comprendre l’évaluation des stocks

Crédits Photos ©Agence Oblique/Cyril Marcilhacy

Les ressources marines sont soumises à une pression croissante dont les causes sont multiples : changement climatique, pollutions, activités humaines. Dans ce contexte où la gestion durable des ressources halieutiques est devenue une priorité, l’évaluation des stocks s’impose comme un outil scientifique fondamental. Alors, que recouvre-t-elle vraiment ? Quels outils sont employés afin d’assurer l’analyse la plus précise qui soit ? Éclairage avec Alain Biseau, biologiste des pêches et ancien responsable des expertises halieutiques à l’Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer (IFREMER).

L’évaluation des stocks, c’est quoi ?

L’évaluation d’un stock consiste à estimer la quantité de poissons totale dans une zone géographique donnée pour définir la quantité optimale qui peut être prélevée par la pêche pour garantir le renouvellement continue de la population. En résumé, c’est compter les poissons pour recommander un niveau d’exploitation durable, la difficulté tenant du mode de comptage qui ne peut être direct, comme pour des populations terrestres. Cette évaluation repose essentiellement sur les informations obtenues par les captures (volumes, tailles des individus…).

« Pour prendre de bonnes mesures de gestion, il faut connaître l’état de la population concernée et estimer les conséquences de telle ou telle mesure sur le stock et sur les pêcheries »,
explique Alain Biseau.

Autrefois, les diagnostics posés sur l’état des ressources marines se basaient sur des indicateurs très simples : par exemple, une baisse des rendements était interprétée comme une raréfaction de la ressource, et une diminution de la taille moyenne des captures témoignait d’une exploitation excessive. Mais ces indicateurs ne suffisaient pas à établir un diagnostic précis, et les méthodes d’évaluation se sont perfectionnées au cours des décennies. Il a fallu attendre la Seconde Guerre mondiale pour que les évaluations soient réalisées grâce à des modèles de dynamique de population[1].

 

Mais l’exercice n’est pas simple et on ne peut pas connaître l’état de tous les poissons dans tous les océans. Sur les 330 espèces débarquées en France, seules 170 font l’objet d’une évaluation, faute de données suffisantes et d’informations sur la biologie de l’espèce considérée (croissance, maturité…), mais ce qui représente quand même les trois-quarts des débarquements français dans l’hexagone.

 

« L’importance économique reste le premier critère quand on choisit les espèces à évaluer », explique Alain Biseau, biologiste des pêches et ancien responsable des expertises halieutiques à l’IFREMER. « Mais dans une logique de gestion écosystémique, on prend aussi en compte les captures accessoires lorsque les espèces « importantes » sont ciblées. Un autre critère, qui peut même passer en premier selon les cas, c’est le mode de gestion. Quand une espèce est soumise à la fixation de quotas de pêche, il faut absolument pouvoir l’évaluer, faire des simulations pour savoir combien on peut en pêcher sans compromettre les objectifs de gestion fixés. C’est d’ailleurs pour ça que les stocks méditerranéens — sauf les thonidés — n’étaient pas évalués jusqu’à récemment : ils n’étaient tout simplement pas soumis à des règles d’encadrement par des quotas. »

 

[1] Ces modèles supposent de détenir de nombreuses données : quantités capturées, structures démographiques des captures, ou encore indices d’abondance.

Panorama des différentes méthodes d’évaluation des stocks

Les scientifiques combinent données issues des pêches commerciales, des campagnes scientifiques et des modèles mathématiques pour estimer l’état des stocks. En général, les campagnes scientifiques visent à obtenir, grâce à un protocole d’échantillonnage rigoureux et reproductible – même navire, même zone, même engin -, un indice d’abondance.

 

Regardons plus en détail. Pour évaluer les stocks, il faut distinguer deux méthodes :

 

  1. Les évaluations directes, réservées à l’évaluation de stocks sédentaires (comme les coquilles Saint-Jacques ou les langoustines) pour lesquels des estimations absolues – avec des fourchettes d’incertitudes – peuvent être obtenues par comptage direct sur la base d’échantillon.

 

-> L’Ifremer mène des campagnes d’évaluation directe (sur les stocks de Coquilles Saint-Jacques de la baie de Saint Brieuc et de la baie de Seine et sur le stock de langoustine du golfe de Gascogne – utilisation de la vidéo pour compter les terriers).

 

  1. Les évaluations indirectes, pour les espèces mobiles, où l’on utilise un modèle pour reconstruire la taille de la population qui peut correspondre aux captures observées et à l’évolution des indices d’abondance des campagnes scientifiques.

 

-> L’Ifremer mène surtout des campagnes d’indice d’abondance, pour des stocks pélagiques ou démersaux, en mer du Nord, en Manche, en mer Celtique, dans le golfe de Gascogne et en Méditerranée.

-> Dans le golfe du Lion, l’Ifremer procède également à une campagne d’indice d’abondance de thon rouge à l’aide de survols aériens.

DES ÉCARTS ENTRE SCIENCE ET TERRAIN ?

 

Les pêcheurs observent parfois une forte abondance là où les évaluations prévoient un déclin. En cause, tout d’abord, un décalage temporel dans les données, puisque les scientifiques se fondent sur une série de données qui s’arrête à l’année N-1 et effectuent des projections pour faire des recommandations de captures pour l’année N+1. La deuxième raison s’explique par des différences d’échelle, les pêcheurs pouvant percevoir des évolutions locales qui ne correspondent pas à la population globale.

 

« Le pêcheur connaît très bien, en temps réel, ce qu’il y a sous son bateau. Le scientifique, lui, évalue le stock sur l’ensemble de son aire de répartition », résume Alain Biseau. D’où l’importance du dialogue entre professionnels et scientifiques pour une compréhension partagée de la ressource.

Adapter l’évaluation des stocks à un monde en mutation

L’évaluation est la première étape. Les possibilités de pêche et les mesures de gestion sont ensuite fixées par les autorités politiques, à différentes échelles, sur la base des recommandations des scientifiques. Et des exemples prouvent l’efficacité de ces mesures, comme la reconstitution spectaculaire du stock de thon rouge de Méditerranée-Atlantique Nord-Est, ou celle du merlu nord (du golfe de Gascogne à la Norvège) après des plans de gestion stricts, des success stories qui montrent qu’une gestion rigoureuse peut être efficace.

 

Mais l’évaluation des stocks s’inscrit dans un environnement complexe et changeant. Aussi, il est parfois difficile d’établir des projections fiables, car intégrer dans les modèles ces évolutions qui bouleversent les équilibres reste difficile.

Le changement climatique : un défi majeur

Le changement climatique affecte profondément les écosystèmes marins. Son impact est délicat à identifier en tant que tel, car il se combine le plus souvent à d’autres phénomènes comme les pollutions. Le changement climatique entraînerait des déplacements de population. En réalité, il ne s’agit pas de migrations, mais bien d’une modification de la productivité locale du stock : dans des eaux aux caractéristiques défavorables, la productivité diminue, alors qu’elle augmente dans la partie favorable de la zone de répartition de la population. C’est ainsi que le cabillaud, en limite sud de répartition en Manche, sud mer du Nord et mer Celtique, voit sa productivité baisser, entraînant une diminution de l’abondance, alors que plus au nord, sa productivité augmente et les stocks se portent bien en mer de Barents ou en Islande.

 

Et concrètement, ça veut dire quoi ? Alain Biseau nous répond que « l’effondrement des populations lié au réchauffement climatique entraîne mécaniquement des avis de captures nulles… sans aucune garantie – et sans doute même avec la quasi-certitude- que même en l’absence de pêche le cabillaud ne reviendra pas dans ces eaux ».

La prise en compte des relations prédateurs-proie dans les évaluations et dans les projections

« En plus du changement climatique, d’autres modifications de l’écosystème sont difficilement prises en compte dans les modèles et dans les projections », précise Alain Biseau. Et d’ajouter : « C’est notamment le cas des relations prédateurs-proies : lorsque l’on évalue un stock d’une espèce qui sert de proie à d’autres et que l’on ne prend pas en compte les variations concernant le nombre de prédateurs, alors les résultats sont biaisés ».

LE CAS DE LA MORUE DE TERRE-NEUVE

 

L’exemple de la morue de Terre-Neuve, à cet égard, est très emblématique : lorsque le diagnostic de surexploitation a été porté (sans doute tardivement) au début des années 80, les simulations effectuées, toutes choses étant égales par ailleurs, montraient qu’en arrêtant la pêche, le stock de morue allait se reconstituer rapidement. Il n’en a rien été, et malgré le moratoire décidé en 1982, le stock ne s’est pas vraiment reconstitué aujourd’hui. L’effondrement du stock de morue a en effet eu des conséquences -non prévues- sur les relations trophiques au sein de l’écosystème de la région : la morue mange des harengs, l’abondance des morues diminuant, celle du hareng augmente ; or le hareng mange des œufs et des larves de morue. Dans le même temps, l’arrêt de la chasse au phoque a provoqué une véritable explosion du nombre de ces animaux qui sont grands consommateurs de morues. Ainsi, les morues qui pouvaient échapper à la prédation des phoques et arrivaient à se reproduire voyaient leurs œufs et les larves qui en découlaient mangés par les harengs, mettant à mal les phénomènes de compensation qui auraient pu permettre une reconstitution du stock.

De plus en plus, les modèles essaient de prendre en compte l’ensemble de l’écosystème… Or, cet objectif reste pour le moins très ambitieux, car il exige de nombreuses données, « notamment les relations prédateurs-proies qui nécessitent la collecte de très nombreux estomacs de poissons et l’identification des proies » précise Alain Biseau.

« L'exemple de la sardine de Méditerranée et du golfe de Gascogne, qui voit sa croissance affectée par un bouleversement de la composition planctonique de son alimentation, est emblématique de la difficulté qu'ont les modèles d'estimer voire d'anticiper les variations environnementales »,
ajoute Alain Biseau.

Le défi de la qualité de l’eau

Un défi qui ne relève ni des scientifiques, ni des pêcheurs, est la qualité de l’eau, la pollution… elle affecte grandement les écosystèmes, le développement de certaines espèces à divers stades de vie. Certains cas comme la sole du golfe de Gascogne ou de Manche illustrent les limites des évaluations, où la baisse de la biomasse est due à un recrutement faible, lié à la pollution des estuaires, et non à la pêche.

L’évaluation des stocks n’est pas une science exacte, mais reste la base d’une exploitation durable des ressources

Comprendre les principes de l’évaluation des stocks permet non seulement de préserver les populations de poissons et les écosystèmes marins, mais aussi d’assurer la pérennité des activités économiques liées à la pêche. C’est tout simple : tant qu’il y a du poisson, il y a de la pêche, alors ceux qui vivent de cette activité ont tout intérêt à préserver la ressource, qui est leur gagne-pain !

 

Mais les défis ne manquent pas pour les scientifiques. Et là où le rôle des biologistes est d’éclairer les décisions, on leur fait parfois jouer un rôle de gestionnaire, malgré eux. Alain Biseau conclue en rappelant que les recommandations scientifiques doivent être examinées avec les considérations socio-économiques afin de trouver le meilleur compromis possible entre les objectifs des trois piliers du développement durable :

« Les décisions politiques s’appuient surtout sur les avis scientifiques… mais ces avis sont presque exclusivement biologiques. Les dimensions sociale et économique, pourtant les deux autres piliers essentiels du développement durable, restent peu prises en compte. »
Alain Biseau.

L’évaluation des stocks demeure donc un outil indispensable pour une gestion durable de la pêche, mais elle doit continuer à évoluer. Intégrer davantage de données, en améliorer la qualité, tenir compte du changement climatique et mieux modéliser les interactions écologiques sont autant d’enjeux à relever. Des innovations comme l’analyse de l’ADN environnemental ouvrent d’ailleurs des perspectives prometteuses pour affiner cette démarche et en renforcer l’efficacité.

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